Guernesey, 10 juillet 1860, mardi matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon doux adoré ; bonjour, que tout ce que tu désires s’accomplisse et te fasse heureux autant que tu es aimé par moi. Comment vas-tu ce matin, mon cher petit homme ? As-tu bien dormi ? Tu n’as pas encore ouvert ta fenêtre et tu fais bien car il fait un temps hideux de froid et de gris. Quant à moi j’ai depuis hier un mal de gorge qui s’étend jusqu’aux oreilles et que j’attribue à un coup d’air. Aussi je me suis emmitoufléea depuis ce matin comme en plein hiver. Du reste, cela ne sera rien et il faut l’habitude que j’ai de tout te dire pour me plaindre ce matin. Il paraît que nous n’aurons pas le citoyen Quesnard à dîner jeudi, ce dont je ne me plains pas du tout. J’aurais bien invité les Marquand mais j’ai craint d’avoir l’air de les prendre pour bouche-trou de ce gros ventre et je me suis abstenue. D’ailleurs ils dîneront chez moi dans quinze jours à l’occasion de ta fête et c’est assez dans leur intérêt puisqu’ils se croient forcés de RENDRE leurs dîners chez moi avec des efforts et des gémissements attendrissants. A propos de gémissements le susdit Marquand s’est plaint hier amèrement de ce qu’on ne l’avait pas consulté chez toi sur le meilleur emploi à faire de l’argent du bazarb [1]. Kesler, par esprit d’opposition, lui a assez bien répondu [2] ; ce que voyant, Marquand a demandé qu’il n’en fût pas question devant toi, donnant pour raison qu’il avait trop mal à la gorge pour DISCUTER. Le fait est qu’il est affreusement jaloux de son importance comme homme et comme journaliste et je compatis à ses maux comme une femme qui vous aime et qui voudrait être aimée de vous exclusivement.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16381, f. 180
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette
a) « emmitoufflée ».
b) « bazard ».