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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 26 février 1853, samedi matin, 7 h. 

Bonjour, mon Victor, bonjour, mon inépuisable adoré, bonjour. As-tu enfin dormi cette nuit ? Pauvre bien-aimé, voilà quatre nuits que tu ne dors pas bien. Je les compte avec inquiétude car je crains que ces insomnies répétées et suivies ne finissent par te rendre malade. Tu devrais prendre sur toi de te coucher beaucoup moins tard. À quoi bon vivre dans une île pour mener la vie épuisante et contre nature de Paris ? Quant à moi je me suis couchée hier à 11 h. et j’étais levée à six heures. Il est vrai que je n’en ai pas mieux dormi pour cela, mais c’est une mauvaise habitude dont je ne pourrai jamais me corriger. Aussi je n’y fais plus attention. Dans ce moment-ci je profite du plus beau spectacle du monde, la mer pleine et agitée et une compagnie de goélands se jouant au-dessus des vagues. Ils sont huit ou dix qui ont l’air d’exécuter une espèce de figure chorégraphique dans l’air. C’est admirable. Cependant, mon pauvre adoré, j’aimerais encore mieux te bercer dans mes bras dans un doux sommeil que de regarder toutes ces grandes et belles choses du bon Dieu.
Je viens d’aller baiser tous tes chers petits portraits et je pensais que le rocher des proscrits [1]serait un atelier peu commode dans ce moment-ci. Pauvre adoré, je t’aime de tous les amours à la fois sans compter le mien qui m’est tout à fait personnel et dont mon cœur est l’inventeur breveté.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 203-204
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain


Jersey, 26a février 1853, samedi matin, 11 h. 

Tu as dû recevoir tes lettres de bonne heure, mon Victor bénib, car la flamme des distributions était arborée à huit heures du matin. Quant à moi je n’ai rien reçu mais il n’y a pas encore de retard pour la réponse des 400 f de la mère Lanvin. J’espère que la probité des employés de la poste ne les aura pas confisqués au passage. Cependant je ne serai tout à fait tranquille que lorsque j’aurai reçu la lettre de réception. En attendant, je voudrais bien pouvoir confisquer tous vos portraits pour moi seule. Je vous assure que si cela dépendait de ma probité je n’y manquerais pas car ma conscience n’est que la très humble servante de ma jalousie depuis que je sais à quoi doivent servir ces nombreux exemplaires de votre original. J’avoue que je suis un peu tourmentée. J’ai très peu de confiance dans le jeune Victor [2] dont les scrupules ne sont pas très grands et qui, d’ailleurs, n’a aucune raison pour ménager ma jalousie, voire même ma vie. Je ne lui en veux pas mais je ne veux pas de ses portraits. Qu’il les donne à qui il voudra. Quant à moi je te rendrai celui du rocher qui manquerait à sa vraie destination en restant dans mes mains. Quant à ceux de Charles c’est différent. Il n’a pas songé à en faire spéculation comme d’un sac de bonbons ou d’une boîte à gants à l’usage des coquettes de Paris. Aussi, je garde les siens avec amour et adoration. Je le remercie du fond de l’âme de n’avoir pas fait de tes portraits une curiosité d’étagère et de les avoir faits uniquement pour le bonheur de multiplier ton image autour de lui. MERCI CHARLES, MERCI DE VOTRE DÉLICATESSE DONT JE PROFITE AVEC RECONNAISSANCE.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 205-206
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « 25 ».
b) « bénis ».

Notes

[1« Des fenêtres de Marine Terrace, Victor Hugo peut voir sur la droite la Roche Besnard qui va devenir le Rocher des Proscrits, lieu de rassemblement des nombreux exilés de l’île. Un poème des Années funestes intitulé « « Bord de mer » ou « Le Rocher des proscrits – Jersey » le présente ainsi : “[…] Un mont de roche à pic sur la plage s’élève / La route qui descend des plaines à la grève / Ouvre en la rencontrant les deux bras de l’Y grec / Par où les chariots vont chercher du varech […]”. Ses fils […] ont pris de nombreux clichés du poète sur ce rocher, symbolisant la solitude du proscrit et sa détermination […] », Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Éd. Orep, 2010, p. 56-57.

[2François-Victor Hugo (1828-1873)

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