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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 6 janvier 1853, jeudi matin, 9 h.

Bonjour, mon adoré petit homme, bonjour. Comment as-tu passé la nuit, comment vas-tu ce matin, mon pauvre petit père tourmenté ? Si mes prières ont été écoutées, tu dois être plus tranquille à l’heure qu’il est et ton cher petit Toto [1] plus raisonnable. Dans toute autre occasion je t’aurais prié de venir m’embrasser en allant au bain et en revenant. Mais, aujourd’hui, je ne te le demande pas, bien loin de là, car je t’engage à redoubler de surveillance pour empêcher ce pauvre enfant de faire une folie irréparable. Si vous parvenez à lui faire passer ce mois tout entier auprès de vous, je crois que vous n’aurez plus rien à craindre après cela. Le tout est de gagner du temps, ce qui n’est pas chose facile avec ce jeune cerveau brûlé et surtout avec ton travail si malheureusement interrompu. Quant à moi, mon pauvre bien-aimé, je me prêterai de tout mon courage et de tout mon amour à toutes les mesures que tu prendras pour retenir ce pauvre insensé. Je te promets de me résigner, même à ne pas te voir, pour ne pas gêner ta surveillance et tes soins. Je reconnais qu’il est impossible, dans ce moment-ci, et avec les conseils diaboliques qu’on lui a donnésa, de le laisser maître de ses mouvements. Aussi, mon cher petit homme, il ne faut pas le quitter une minute, ta femme ou toi. Je ne sais pas comment je ferais, mais il faut sauver cet enfant avant tout.
En attendant, ce jour vous est spécialement dévolu, ô mon ROI ! Et je vous donne ma FÈVE d’amour en échange de votre petit pois, si ce libre échange vous va. C’est probable que c’est à cette intention que le gastronome hongrois [2] vous a invité aujourd’hui. Mais quels queb soient les privilèges de votre royauté, je vous prie de ne pas les compléterc ou les compliquer d’une gouine [3]. Je n’ai pas d’autre besoin que d’être votre fidèle sujette tant que vous n’aurez pas de CONSORTES à votre suite. Ceci est mon CASUS BELLI, mon ultimatum et autred pot aux colles. Prenez garde à votre constitution ce soir et tâchez de ne rien VIOLER, si vous tenez à vos précieux jours. Ceci une fois posé, je vous permets de manger tous les puchéros les plus saucialisés [4] et de boire tous les vins même les plus tokay [5] et les plus toquants et de m’aimer en hors-d’œuvre.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 23-24
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « donné ».
b) « quelques ».
c) « completter ».
d) « autres ».


Jersey, 6 janvier 1853, jeudi soir, 9 h.

Si l’âme avait une forme visible aux yeux, tu verrais la mienne penchée sur toi en ce moment, mon doux adoré, et te souriant avec amour. Si les baisers avaient des ailes, tu les sentirais s’abattre sur ta chère petite personne par nuées comme des oiseaux joyeux sur un bel arbre en fleur. Malheureusement mon âme et mes baisers passent et repassent autour de toi sans que tu les voies et même peut-être sans que tu t’en doutes. Mais cela ne me rebute pas et je suis attirée invinciblement vers toi par le besoin de vivre dans ton atmosphère. Ma pensée s’assoita effrontément à côté de toi, partout où tu es. Autant ma triste personnalité se laisse tyranniser par les mépris et les dédains du monde, autant mon amour a la conscience de sa supériorité et porte son cœur haut. Pendant que tu laisses ma personne à la porte, mon amour entre hardiment avec toi et ne te quitte pas. Cela n’est peut-être pas d’une délicatesse bien raffinée mais c’est d’un cœur bien ardent et bien loyal. Et puis, nous sommes dans une île.
Ah ! Que je vous voieb faire des yeux à votre voisine de gauche et faire de la télégraphie sous-marine avec votre vis-à-visE. Je veux que vous soyez à moi, CORPSc et âme, et je prétends n’en rien céder à personne ni autres. Tenez-vous le pour dit, et contentez-vous de dévorer la cuisine cosmopolite de ce Lucullus hongrois [6]. Je vous permets de manger comme quatre Anglaisd et de boire comme UN Polonaise. Le RESTE [7] appartient de droit au jeune Victor et l’aidera à se consoler [8]. En attendant, je ne vous quitte pas des yeux et je surveille tous vos mouvements. Je trouve que vous riez bien souvent pour un homme grave qui a de si belles dents. Allons, voilà les mains maintenant qui font rougir de dépit et allonger de jalousie les pattes de l’émigration féminine. Elles sont humiliées de la comparaison. C’est bien fait, ça leur apprendra à donner de la viande à un homme plus beau qu’elles et sans m’en demander la permission. Taisez-vous. Buvez et tournez-vous de mon côté tout de suite et restez-y.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 23-24
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Guimbaud, Massin, Blewer]

a) « s’asseoit ».
b) « voye ». 
c) « cors ».
d) « anglais ».
e) « polonais ».

Notes

[3« Gouine », à l’origine, signifie « prostituée ».

[4Jeu de mot par mot-valise associant « sauce » et « socialiste ».

[5Tokay : vin de Hongrie, pays originaire de Sandor Téléki chez qui Hugo va dîner.

[7« Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut, / Bon soupé, bon gîte et le reste ? » Juliette adore citer ce mot des Deux Pigeons de La Fontaine (Fables, IX, 2). Ce « reste », pour Juliette Drouet, c’est le plaisir des sens.

[8François-Victor Hugo (1828-1873) revenu à Jersey le 30 décembre accompagné de sa maîtresse et comédienne Anaïs Liévenne voit celle-ci repartir pour Paris le 3 janvier sous la conduite de Charles Hugo. Anaïs avait en effet décliné la proposition de Victor Hugo d’officialiser la liaison par les liens du mariage.

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