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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 mars 1852

Bruxelles, 24 mars 1852, mercredi matin 7 h. ¾

Bonjour, mon Victor, bonjour je te rends le sourire que le bon Dieu fait à toute la nature ce matin, avec tous les baisers et toutes les caresses du printemps. Je t’aime à travers tout ce qui est doux, bon, charmant, pur, grand et sublime. Je t’adore.
J’avais déjà pensé, mon bien aimé, au moyen à trouver pour arriver à l’économie que tu m’as demandée hier. Mais après trois mois d’expérience j’ai reconnu que c’était matériellement très difficile pour ne pas dire impossible, car la seule économie que je pourrais exercera dans mon pauvre petit ménage serait sur la nourriture qu’on peut faire plus ou moins grasse, plus ou moins abondante. Mais sur le reste en vérité je ne crois pas que cela se puisse. Car on ne peut pas faire moins que je ne fais pour ma dépense personnelle. Tout ce que je peux faire, mon adoré bien-aimé, c’est de renoncer pour cette saison aux cent francs que tu m’allouais chaque trimestre pour le renouvellement impérieux de ma garde-robe. Comment y supplérai-je, je n’en sais rien, mais enfin je me résignerai avec courage à ce petit sacrifice extérieur qui intéresse plus la dignité que l’amour-propre. Si tu ne trouves pas que ce soit assez, mon pauvre petit homme, tu me diras alors sur quoi et comment je peux exercer les économies qui te paraissent si nécessaires.
Ainsi pour la nourriture de Suzanne et de moi aucune réduction possible. 90 F.
Chandelles, bougies, charbon pour repasser 10 F.
Blanchissage de deux personnes, de lit et linge de maison 25 F.
Le blanchissage étant un tiers plus cher qu’à Paris, il reste donc pour l’entretien de la maison, les ports de lettres, les bains, le savon, les cotons, les fils, les soies pour se raccommoder et s’entretenir 25 F.
Total 150 F.
Car tu admets mon pauvre bien-aimé qu’il m’est bien impossible de me passer de chaussures et d’une paire de gants à l’occasion. Sur ces 25 F. restant j’ai la dépense du coiffeur, la seule que je puisse supprimer et qui va à 6 F. 15 sous pour ma part, le coiffeur prenant 20 F. par mois pour mesdames Wilmen, Luthereau et moi. Je te donne tous ces détails mon Victor pour que tu ne croies pas que j’y mets de la mauvaise volonté ! Ainsi en supprimant le coiffeur, le bain, la partie de vive l’amour [1] et toute nouvelle de ma famille et de mes amies j’arriverais peut-être à une économie mensuelle de 12 F. ou 9 F. tout au plus. Si tu crois que cela soit indispensable à ta tranquillité et à ta sécurité, je le ferai. Mais je suis sûre que tu seras le premier à trouver que c’est beaucoup de privations pour un bien mince résultat.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 245-246
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « exercée ».


Bruxelles, 24 mars 1852, mercredi matin, 11 h. ½

J’ajourne encore ma sortie, mon petit homme, je suis si heureuse et en si bien-être de celle d’hier au soir que je veux rester dessus le plus longtemps possible. Autant c’est bon, doux, agréable et charmant de sortir avec toi, autant c’est mauvais, maussade, ennuyeuxa et fatigantb de sortir toute seule. Je le ferai pourtant pour t’obéir mais ce ne sera pas sans peine. Heureusement que j’ai le droit de m’enfermer aujourd’hui. Je n’en dis pas autant pour toi, mon petit bien-aimé, il faut que tu sortes, que tu prennes l’air et que tu reposes tes yeux et ton esprit en regardant passer les jeunes filles VERTES et les femmes roses. Je L’EXIGE absolument. Il entre dans mes vues que vous soyez bien portant, beau, aimable et vigoureux. Ainsi, mon petit homme, faites tout ce qu’il faut pour cela. Je vous demande seulement de tâcher de me voir en passant le temps seulement de vous baiser sur l’œil, ce n’est pas bien exorbitant. Et puis encore je voudrais que vous me donnassiez de quoi copier [2]. J’ai serré votre manuscrit sous clef ce matin. Maintenant je ne veux pas qu’il traîne sur ma table. Tu devrais de ton côté, mon Victor, n’en pas laisser une seule ligne dehors, cela devient de plus en plus prudent. Quant à moi je te promets d’en faire bonne garde. Pauvre bien-aimé, si je pouvais à force d’amour t’épargner tous les dangers, tous les ennuis de ta position, je le ferais avec joie. Mais je n’y peux rien. C’est là mon grand regret et mon grand découragement. Personne mieux que toi ne peux prévoir toutes les embûches et toutes les trahisons. Aussi je te supplie de ne rien épargner pour les déjouer toutes. Pour cela il suffit d’un peu de soin et d’attention de ta part.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 247-248
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieux ».
b) « fatiguant ».

Notes

[1« Vive l’amour » est un jeu que Juliette pratique avec les Luthereau et leurs amis.

[2À cette date Victor Hugo rédige le manuscrit qui sera publié en 1877 sous le titre Histoire d’un crime auquel se substitue peu à peu le projet du pamphlet Napoléon le Petit. « Le 14 juin [est] la date donnée par Victor Hugo dans une lettre à son épouse comme début de la rédaction de [celui-ci]. » (Victor Hugo, Napoléon le Petit, préface et établissement du texte de Jean-Marc Hovasse, notes de Guy Rosa, « Un endroit où aller », Actes sud, 2007, p. 20.)

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