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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 mars 1852

Bruxelles, 19 mars 1852, vendredi matin 9 h.

Bonjour, vous, bonjour, toi, bonjour tout et bien autre chose, bonjour. Vous le voulez absolument donc. Eh ! bien, soyez puni par où vous péchez, mais ne venez pas vous plaindre à moi quand cela vous ennuiera car je serai sans pitié ! Et loin de m’abstenir de gribouillis, de stupidités, de niaiseries et de tendresses, je vous en accablerai. Ce sera bien fait et vous n’aurez que ce que vous méritez.
Maintenant cela ne m’empêchera pas de vous demander un tout petit bout d’explication sur votre soirée d’hier et du temps qu’elle a duré. Si je dois en croire ma déception elle a dû se prolonger bien au-delà de minuit puisque vous n’êtes pas venu malgré la latitude que vous aviez jusqu’à cette heure-là. Je me suis donc couchée assez penaude de toute façon car, outre le regret de ne pas vous voir, j’avais perdu neuf sous à vive l’amour. Jeu symbolique auquel je ne gagne jamais pas plus en chair qu’en os et en fiche. Les Yvan qui étaient venus à neuf heures s’en sont allés à minuit moins un quart. J’oublie le comte de MELANO qu’Yvan appelle de MELANI qui est venu égayer notre CERCLE de sa grêle, de son strabisme, de ses formidables moustaches et de ses airs plus tannantsa que tannés, ce qui n’empêche pas les pauvres Luthereau d’être en extase devant ce mélomane aventurier. Du reste aucun incident digne de remarque après celui-ci n’est venu faire diversion à l’ennui de votre absence. Décidément j’éprouve le besoin de faire le bonheur d’un jeune homme obscur et ignoré qui m’en sera très reconnaissant, plutôt que de poser en victime pour un grand scélérat aussi célèbre par ses crimes que par ses bonnes fortunes. Taisez-vous et venez me dire tout de suite ce qui vous a empêché de venir me revoir hier au soir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 225-226
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « tannant ».


Bruxelles, 19 mars 1852, vendredi matin 11 h.

Je sais que vous étiez encore au lit à neuf heures, mon cher petit paresseux, ce qui s’explique par votre longue soirée d’hier dans laquelle vous avez peut-être pris des plaisirs très fatigants. Vous me direz cela de fond en comble tantôt je l’espère. En attendant, j’ai reçu une seconde lettre de ces pauvres Montferrier qui sont tout à fait à la côte [1] à ce qu’il paraît. Le mari dit qu’il serait très possible qu’ils vinssent bientôt nous retrouver à Bruxelles. Autant cette possibilité me serait agréable si ce déplacement était volontaire et pour leur plaisir, autant il m’attriste et m’inquiète pour eux. Après cela j’espère que parmi toutes les choses qu’ils ont en train, il y en aura au moins une qui leur réussira assez à temps pour les tirer des plus pressants besoins. Mais c’est égal, je suis bien contristée de cette position, car ce sont de bien bonnes gens dont le seul tort est d’être trop généreux et trop imprévoyants. Un jour viendra, je l’espère, où nous pourrons rendre à ces braves gens un service efficace en reconnaissance de celui qu’ils nous ont rendu. Mais d’ici-là, nous ne pouvons, Dieu nous en est témoin, que les plaindre stérilement.
Il fait bien beau aujourd’hui, mon Victor. Est-ce que tu n’as pas quelque commission à faire dans la banlieue ? Quant à moi il m’est impossible de me décider à sortir sans toi-même avec cet excellent M. Luthereau même avec le prétexte des Yvan. Je ne peux pas prendre sur moi de sortir de cette petite chambre toute remplie de toi, où je t’attends, où je t’espère, où je t’adore. Autant je suis heureuse avec toi quand nous sortons, autant je suis triste et malheureuse quand je suis seule. Mes poumons au lieu de se dilater se contractent et au lieu de respirer avec bonheur l’air pur du printemps je m’absorbe dans une profonde tristesse que tout augmente et que rien ne peut distraire. Cher adoré bien-aimé, tâche de venir de bonne heure. Oh, si tu pouvais dîner avec moi aujourd’hui. Mais cela n’est pas probable et je serais une folle de l’espérer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 227-228
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1À la côte : à court d’argent.

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