19 février [1841], vendredi, midi ¾
Bonjour mon cher bien-aimé, bonjour mon cher petit homme. Je ne me plains pas mais tu sais si je dois être triste de cette absence obstinée. Je viens de copier entièrement la biographie de ton père [1]. J’y ai mis tous mes soins, j’espère que je n’aurai pas fait trop d’omissions ou trop de bévues.
Claire est auprès de mon lit, qui découd toujours le fameux manteau. Nous n’avons pas encore déjeuné. Je me dépêche tant que je peux dans l’intérêt de l’estomac de cette pauvre Clairon qui doit avoir une faim d’enragée. Si tu viens me chercher pour aller voir mon père, tâche que ce ne soit pas trop tard afina que je puisse au moins passer une robe et arriver avant les portes fermées [2].
Je me couche toutes les nuits bien tard, mon adoré, c’est ce qui fait que je me réveille tard. Voilà pourquoi il m’est plus difficile qu’à une autre d’être prête à sortir après midi, parce qu’il faut que je trouve moyen de faire dans une couple d’heures l’ouvrage de toute la journée. Vous devez convenir de cela si vous êtes juste et en vérité, je ne sais pas si vous l’êtes jamais avec moi. Je ne suis pas très contente de vous ni très émerveillée, quoique vous m’ayez écrit les deux pages les plus ravissantes du monde [3] et que vous m’ayez dit hier que j’étais très SPIRITUELLE. Vous auriez pu ajouter que j’avais un très bon caractère pour ne pas [me] fâcher de plaisanterie aussi amère. Je vous pardonne vos épigrammes mais ce que je ne vous pardonne pas, ce sont vos absences. Je vous aime trop, scélérat.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 159-160
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « à fin ».
19 février [1841], vendredi soir, 6 h. ½
C’est toujours la même chose pour moi, mon Toto. Le soir, le matin, par la pluie ou le beau temps, je suis toujours seule et vous toujours ailleurs que chez moi. Ça n’est pas nouveau mais ça n’est pas consolant, comme beaucoup d’autres chosesa de ce genre. Enfin, pour occuper mes loisirs je brosse, je frotte, je repasse, je lave, je découds tous mes zaillons les uns après les autres et je trouve moyen de n’avoir pas le temps de me débarbouiller et de m’habiller. Je voudrais bien que la même recette pût servir pour le cœur, il ne serait pas si triste ni si désœuvré pendant vos éternelles absences, hélas !!!!!!b
Le mère Pierceau n’a fait que se reposer quelques minutes après toi [4], pendant lesquelles je lui ai fait tailler un patron. Rien n’est perdu avec moi, j’utilise tout. C’est-à-dire, non pas tout car j’ai un scélérat d’amour dont je ne sais que faire et qui se perd sans profit pour personne.
J’ai oublié de te dire tantôt, mon adoré, que j’avais copiéc la biographie de ton père. Ce soir, je te dirai quelque chose au sujet de ton jabot et de tes manchettes de RÉCEPTION [5]. En attendant, je te dis que tu es un scélérat d’homme et que tu mériterais des calottes. Je t’aime trop, voilà.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 161-162
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « d’autre chose ».
b) Il y a six points d’exclamation.
c) « copier ».