3 février [1841], mercredi soir, 7 h.
J’espère que tu ne m’en veux pas, mon cher bien-aimé. Tu es trop bon pour tout le monde pour m’en vouloir de ma tristesse à l’occasion de la maladie de mon pauvre père [1]. C’est la seule personne auparavant toi qui m’ait aiméea et qui ait été bon et doux avec moi. Il est triste de penser que je l’ai vu peut-être pour la dernière fois il y a un mois. Il me semble qu’il y a bien de la reconnaissance et bien de l’affection que je ne lui ai pas donnéesb et qui m’étouffentc dans ce moment-ci. Si j’avais eu la triste prévoyance que je ne le verrais peut-être plus en ce monde, je lui aurais dit tout ce qu’il y avait au fond de mon cœur de gratitude et de vénération pour les soins et l’affection qu’il m’a donnésd quand j’étais petite et abandonnée de tout le monde [2], car autant il est simple et naturel d’élever et de soigner ses propres enfants, autant il est beau et généreux et noble de prendre soin de pauvrese petites créatures qui ne vous appartiennent pas. Je ne t’ai jamais dit, mon cher adoré, combien ce pauvre vieux soldat m’avait aimée dans la crainte de te paraître maniérée mais aujourd’hui il me semble que c’est un devoir que j’accomplis envers toi et envers lui en laissant voir mes regrets et ma reconnaissance.
Je t’aime, mon Victor adoré, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Je suis triste mais je t’aime. Si tu viens tout à l’heure je prendrai du courage dans tes yeux et sur ta bouche. J’ai besoin de tes caresses pour ne pas me croire seule au monde et abandonnée comme autrefois. Tâche de venir bien vite, mon bien-aimé. Claire n’est pas encore arrivée, je suppose qu’elle ne tardera pas. Je te désire mon bon petit homme, je t’aime mon Toto, je t’adore mon grand Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 105-106
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « aimé ».
b) « donné ».
c) « m’étouffe ».
d) « donné ».
e) « pauvre ».