15 novembre 1844

15 novembre [1844], vendredi matin, 10 h. ½

Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour, mon adoré petit Toto, bonjour mon beau bien-aimé : comment vas-tu mon doux ami ? As-tu dormi cette nuit au moins ? tu paraissais épuisé de fatigue cette nuit, mon pauvre Victor. C’est vraiment pitié de te voir TRAVAILLER SANS CESSE comme tu le fais. Et dire que je n’y peux rien. Au contraire c’est moi qui redouble ton travail. Quand je pense à cela je ne sais où me fourrer tant je suis honteuse et indignée contre moi-même. Cependant, je donnerais ma vie pour toi, j’en suis bien sûre. Et dire que je ne peux pas te venir en aide ! C’est stupide, c’est absurde, c’est odieux . Je me donnerais des coups de bon cœur si cela pouvait me donner le sens commun^a. Tout cela ne t’empêche pas de te tuer en travaillant nuit et jour. Pauvre cher adoré aie pitié de toi, je t’en prie, je t’en supplie à genoux. Je te verrai ce soir mon Toto chéri. Je te verrai même longtemps comparé aux quelques minutes que tu ne me donnes pas même tous les jours. Si tu n’es pas souffrant je serai la plus heureuse des femmes. Je voudrais être déjà à ce soir pour n’avoir plus à traverser cette longue et ennuyeuse^b journée. Du reste, le temps paraîtrait vouloir nous favoriser. Il me semble d’ici qu’il fait beau, je ne sais pas si je me trompe. Je t’ai fait acheter à souper. Tout sera prêt pour quand nous reviendrons… d’ici là, il est trop probable que je ne te verrai pas ? Hélas ! Je ne peux pas avoir tant de bonheur en un seul jour, je suis trop capable de m’y habituer. Quelle fausse joie j’ai eue^c cette nuit quand j’ai cru que tu m’apportais à copier. Il n’y a qu’à moi que ces bonheurs-là arrivent. À force de désirer ce qui me plaît je finis par en venir à l’idée fixe. J’en ai même rêvé cette nuit. Quelle drôle de créature je fais. Je ne suis bonne à rien qu’à t’aimer mais je défie tout l’univers de s’en acquitter comme je le fais. C’est ma spécialité et ma supériorité.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 55-56
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

a) « common ».
b) « ennuieuse ».
c) « eu ».