Guernesey, 23 septembre 1858, jeudi matin, 8 h.
Bonjour, mon amour béni, bonjour mon âme ; bonjour, ma joie, bonjour, je t’adore. C’est ce matin que tu attends les dames Lucas [1], peut-être iras-tu au-devant d’elles ? Je te recommande d’avance de te prémunir contre le froid et l’humidité. Le mieux serait de rester chez toi, et de laisser à tes fils le soin de piloter ces dames et de te les amener franches de port. Ton hospitalité n’en serait pas pour cela diminuée et tu ménagerais ta santé à peine rétablie. À ce sujet, je ne serais pas fâchée de savoir comment tu as passé la nuit et comment Rosalie s’est acquittée du pansement ce matin. J’espère que tout va bien et que la soirée d’hier ne t’a pas trop fatigué quoique nous fussions tous bien lourds à porter ? Quand je considère ce que tu es, par rapport à nous autres infimes et infirmes, je suis abîmée de confusion et de honte. Dans ces moments là, je jure que jamais on ne me reprendra à t’imposer un pareil supplice, mais comme la logique exigerait que je me supprimasse moi-même, mon égoïsme l’emporte sur toutes mes belles résolutions et je recommence de plus belle le mercredi suivant. Je sais bien que tous ces braves gens vont chez toi, dînent chez toi, et sont aussi insignifiants chez toi que chez moi mais tu es entouré de tant d’esprits supérieurs et de grâces intimes que tu ne t’aperçois pas des ennuyeux intrus. Pauvre adoré bien-aimé, je tâche à force d’amour de m’élever jusqu’à toi mais pour cela il ne faut pas que je m’attache un surcroît de bêtise à l’esprit. Pardonne-moi, mon bien-aimé, de t’avoir fait passer une soirée stupide et tâche de ne pas m’en aimer moins.
Juliette
Bnf, Mss, NAF 16379, f. 270
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette