Guernesey, 22 septembre 1858, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, sur tes yeux, sur tes lèvres, dans ton cœur et dans ton âme, bonjour. C’est mon tour aujourd’hui de t’avoir à dîner et je m’en réjouis d’avance en regrettant que ce bonheur ne soit pas plus fréquent, ce qui est impossible, je le reconnais, avec tes devoirs de famille. Mais si jamais tu te trouvais par des circonstances de voyage à Paris ou ailleurs [1], plus libre de ta personne, je te prierais de me donner plus souvent la joie de te posséder. En attendant que cela arrive (et j’ose à peine le désirer dans la crainte d’un chagrin ou d’une contrariété pour toi), si cela arrive, je suis sûre de t’avoir ce soir sans souci et sans regret de ta part et avec toutes les joies et tous les bonheurs de la mienne. J’espère que tu vas bien ce matin, mon bien-aimé, et que tes bobos ne comptent plus guère que pour mémoire. Quant à moi, j’ai à peu près cuvé mon mal de tête, et je crois qu’il n’y paraîtra plus tantôt. Ainsi, rien ne nous empêchera d’être parfaitement heureux aujourd’hui ensemble. Demain, vous aurez affaire à Mme Lucas et, ce qui est plus doux encore, à Mademoiselle [2] mais cela ne me regarde pas [3]. Je ferme les yeux. Voime, voime, mais ne vous y fiez pas. J’ai été très surprise hier d’un souvenir de Litz [4] que j’avais vu quelquefois chez Pradier et aux théâtres, et je n’aurais jamais pensé que ce héros de la triple croche m’eût assez remarquée pour s’en rappeler après plus de vingt-cinq ans. Il est vrai que c’est d’après votre glorieux memento qu’il retrouve le mien mais cela n’en est pas moins flatteur, au contraire.
Bnf, Mss, NAF 16379, f. 269
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette