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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 juin 1837

23 juin [1837], vendredi matin, 9 h. ¼

Bonjour mon petit homme adoré, bonjour, je t’aime. Est-ce que tu ne viendras pas d’ici à lundi prochain ? Il me semble que c’est bien long sauf meilleur avis qui est le tien. J’ai toujours mal à la tête quand je me lève. J’ai des taches rouges sur le front comme des gouttes de sang [1]. Je ne dirai pas que je ne sais pas à quoi cela tient, car je le sais trop bien, et vous ? Jour mon gros to. Je vais envoyer mon chapeau chez Mme Krafft. Ensuite j’aurai les Guérard à dîner qui ne sont rien moins qu’amusants. L’homme surtout, car la femme est bonne et gentille dans son genre. À propos des Guérard, j’ai oublié de te faire faire leur loge pour ce soir [2]. Dans le cas où tu ne viendrais pas, je suis peu disposée à les plaindre. J’aurais un désappointement autrement désagréable que le leur. Jour mon petit o. Jour. Voilà que je retombe peu à peu dans mes idées noires. Je n’ai pas envie de rire quand je pense que notre délivrance est encore remise à la semaine prochaine [3]. C’est vraiment pour en perdre la grande patience que l’excès d’amour m’avait donnée. Hum, que je RAGE !
Et toujours toujours ne vous embrasser que sur du papier et ne vous aimer que dans la bouteille à encre. Si vous croyez que c’est là ce qui rend une femme heureuse, vous vous trompez, et joliment encore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 325-326
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


23 juin [1837] après-midi, 4 h. ¼ vendredia.

Il faut, mon cher bien-aimé, que je continue de pousser les affreux cris de joie qui m’étranglent la gorge. Quel BONHEURb ! Comme il est beau, comme il est bleu ! Les beaux arbres, les jolies petites maisons, le charmant gibier et les ravissants Chinois que voilà. Je n’en ai jamais vu de plus gentils et de mieux conservésc [4]. Laissez-moi donc hurler à mon aise : QUEL BONHEUR ! Si les Guérard ne poussent pas des glapissements à l’unisson, je les mets à la porte sans leur donner à manger pour leur apprendre une autre fois le respect qu’on doit à des pots bâtis comme celui-ci. Jour mon petit o. Je vous aime mon pauvre ange, pas plus que ce matin, mais ce petit pot me donne l’occasion de te le dire une fois de plus. Merci mon petit Toto, merci pour les deux choses à la fois. Je voudrais bien riposter par un autre pot des plus OUTRES [5], mais cette représailled m’est interdite jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au jour où je serai une grande ACTEUSE GAGNANT DE L’OR GROS COMME MOI. Alors, oh ! alors, je vous enverrai le pot le plus colossal qui soit sous la calotte du ciel chinois.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 327-328
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Guimbaud]

a) Le jour de la semaine est ajouté après coup pour réparer son omission.
b) Ce seul mot, en lettres énormes, occupe toute la ligne.
c) « conserver ».
d) Difficile de savoir si le mot, dont l’usage exige le pluriel, est ici employé erronément ou intentionnellement au singulier par Juliette. Nous n’avons pas corrigé, afin que puisse paraître l’originalité de cette formule sous sa plume.


23 juin [1837], vendredi soir, 8 h.

Je t’aime chaque jour davantage. Je suis touta étonnée de trouver tous les jours de nouvelles feuilles vertes à mon bel arbre d’amour. Si la comparaison n’est pas juste elle est du moins de saison et comme telle vous devez me la passer. Ces hideux Guérard m’ont assommée. Leur stupidité dépasse la mienne de toute la hauteur du mont Blanc sur le clocher gothique des Champs-Élysées [6]. Après cela c’est peut-être par jalousie qu’ils n’ont pas admiré mon pot [7] en se comparant à lui. Ils ont dû trouver une fameuse différence avec leurs vieilles carcasses toutes débâties. Je suis furieuse contre ces espèces d’animaux et je recommence que de plus belle mon tintamarreb. Quel bonheur ! Cependant je sens bien qu’il manque quelque chose à ce bonheur : c’est que vous n’êtes pas là pour le partager et pour l’entretenir. Il est probable que d’ici à peu d’instants je retomberai dans ma tristesse habituelle. J’ai oublié de te montrer la lettre fort insignifiante de Mme Krafft. Tu la verras ce soir.
Je t’aime mon Victor bien aimé. Je t’aime, tu es ma joie, tu es mon bonheur, tu es mon grand poète, tu es bien plus, tu es mon amant que j’admire et que j’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 329-330
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « toute ».
b) « tintamare ».

Notes

[1Possible allusion christique : Juliette voit-elle là les stigmates de son sacrifice ?

[2On ne sait pour quel spectacle ni pour quel théâtre Juliette a intercédé auprès de Hugo afin d’obtenir des places pour ses amis.

[3Juliette évoque la sortie des Voix intérieures, qui seront publiées chez Renduel le 26 juin.

[4Juliette admire un vase de Chine offert par Victor Hugo. Il se peut que ce vase ait un rapport, ne serait-ce que par un jeu d’assimilation imagée, avec les dessins et les allusions à un vase que l’on trouve dans les lettres du 2 juin après-midi et du 9 juin au matin.

[5Jeu de mots pour faire écho au pot, au récipient (« une outre »).

[6Juliette pense peut-être, en se trompant de quartier, à la tour Saint-Jacques, vestige de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie dont la ville de Paris venait de racheter le clocher en 1836. Mais elle utilise peut-être cette image de « clocher gothique » pour désigner par dérision l’obélisque de Louxor, érigé place de la Concorde le 25 octobre 1836.

[7Voir la lettre de l’après-midi.

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