3 juin [1837], samedi soir, 9 h.
Je ne t’ai pas écrit ce matin, mon Toto, et je n’ai pas à m’en excuser, puisque tu sais à quoi j’ai passéa mon temps. Si j’avais pu t’écrire avec la pensée, je n’aurais fait que cela jusqu’à présent. Malheureusement, il fallait une main, et cette main-là a été occupée toute la journée à fourbir et à décrasser toutes sortes de choses. J’avais même tant d’impatience de t’écrire que j’ai négligé de me débarbouiller. Je suis encore dans ma bonne crasse de ce matin. J’ai dîné fort tard, et pour cause. Et puis Mme Guérard ne fait que de s’en aller. La pauvre femme m’a raconté tous ses chagrins. Je la plains et je me préfère à elle, car à tout prendre il vaut mieux un amant méchant qu’un mari bête. Voilà mon opinion. Et vous ? Avouez que vous l’avez été ce matin, méchant et hargneux comme un vieux chien enragé, avouez-le ! À propos, vous ne m’avez fait aucun compliment de mon dessin d’hier [1]. Il me semble cependant qu’il n’était pas aussi dépourvu de style que votre silence dédaigneux voudrait le faire croire. Je suppose avec raison peut-être que le dépit et la jalousie ne sont pas étrangers à ce système de dénigrement. Mais comme je suis fort au-dessus de cette petite cabale, je m’en frotte les mains et je continue de vivre dans l’admiration de mon talent. Voilà la chose, sans rien exagérer. Il me paraît que vous n’allez pas venir encore ce soir. C’est très gentil et pas beaucoup récréatif, surtout après la journée que je viens de passer. J’avais cependant bien besoin de te baiser, mon Toto bien aimé, de te dire dans toutes tes oreilles combien je t’aime, mon Toto adoré. J’ai bien travailléb aujourd’hui. J’ai bien travailléb, j’ai bien aimé et je n’ai eu pour tant de bonnes choses qu’un tout petit peu de bonheur. C’est pas assez j’en veux encore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 257-258
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « passer ».
b) « travailler ».