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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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25 mai 1837

25 mai [1837], 1 h. après midi.

Bonjour mon petit homme chéri. Bonjour toi. Bonjour vous. Je ne le ferai plus jamais de la vie ni des jours. Il me paraît que vous avez une répétition car vous n’êtes plus revenu. Si vous croyez que c’est là ce qui rend une femme heureuse, vous vous trompez furieusement mon Toto, attendu que je BISQUE et que je rage de toutes mes forces. J’aimerais mieux, puisqu’il faut vous le dire, courir les champs avec vous, ayant la perspective de la maletotea [1] champêtre et marécageuse pour horizon. Vous m’aviez promis qu’aussitôt qu’il ferait un peu chaud vous me feriez cette surprise. Aujourd’hui on étouffe, on sue, et rien ne transpire de votre promesse. Vous êtes très décidément un vieux [illis.] méprisable et méprisé. Jour mon petit Toto. Je vous aime –7 sous. T’en mangerais plus que du mou, mon chou [2].
Vous avez beau me rendre la vie amère comme chicotin, je vous aime. Vous n’y gagnerez rien à être méchant comme un âne rouge. Plus vous me battrez, plus vous me tourmenterez, plus vous m’asticoterezb et plus je vous aimerai. Je vous en préviens une fois pour toutes. Jour mon petit gros To. Vous pensez bien que je ne me suis pas encore habillée. Avant de penser à moi, je pense à vous. Avant de soigner mon extérieur, je soigne mon petit intérieur, mon cœur. À propos, dans le cas où Mme Guérard viendrait, fais-moi donc une loge pour Saint-Antoine [3] que je laisserai sur ma table dans un petit mot pour elle. Je vais joliment faire enrager Mme Pierceau avec sa vieille Mars de 66 ans [4]. C’est bien fait ! Ça m’est bien permis à moi qui suis à l’aurore de ma vie  ! N’est-ce pas mon vieux Toto ? N’est-ce pas que je suis très jeune et que vous m’aimez pour ça [5] ? Dites-le tout de suite ou sinon… Jour mon petit homme bien-aimé. Je vous aime de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme. Je ne suis plus méchante et je suis redevenue très raisonnable comme autrefois. Oubliez tous mes trines, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et prenez mon cœur, ma vie, mon âme s’il vous plaît parce qu’aucune créature ne peut les posséder que vous seul.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 219-220
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « maletotte ».
b) « m’asticotterez ».


25 mai [1837], jeudi soir, 8 h. ¾

Vous m’avez dit une parole fort en l’air tantôt, mon cher petit homme, et qui cependant m’a fait battre le cœur comme si elle avait été dite avec plus de solennité. Vous ne vous en souvenez peut-être plus. Moi je m’en souviens comme si on me l’avait écrite avec du feu dans l’esprit et dans le cœur. C’est que peut-être nous ferions un petit voyage à la fin de l’été dans le cas où le Joly aurait terminé quelque chose. Je vous promets, mon petit homme adoré, de bien économiser dans cet espoir-là et de n’avoir besoin de rien. Car ce bonheur que je vois en espérance me tiendra lieu de tout. Et puis dans le cas où ce ne serait qu’un leurre, je te promets d’économiser encore davantage et de retreindre encore plus mes besoins. Il ne faut pas seulement t’effrayer de toutes les robes que je m’achèterai en paroles. Je suis comme le hanneton, je fais plus de bruit que de mal. Les petits accès de coquetterie que j’ai quand nous voyons des belles dames ne tiennent pas longtemps contre la raison et l’amour. Jour mon petit o. Soir mon gros To. J’ai écrit à Jourdain. Mme Guérard n’est pas venue. Je vous écris encore trois lettres mais je tâcherai de ne pas m’y accoutumer pour ne pas que vous m’accusiez d’indiscrétion. Soir Toto. Il faut bien riser un peu. Surtout quand on aime bien son Toto et qu’on n’est pas du tout méchante. Soir vieux loup. Je baise votre geule. Et j’y mets un pain à cacheter pour l’empêcher de dire des vilaines choses.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 221-222
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

Notes

[1Impôt infondé et sans autorité légitime ; nouvelle levée extraordinaire réprouvée par le peuple. Il pourrait s’agir ici d’un jeu de mots par métathèse, pour confondre le mot avec « matelote », plat de poissons mais aussi danse des matelots.

[2Allusion coquine déjà utilisée dans la lettre du 10 mai. On sait bien que les chats raffolent du mou, – et Juliette compare souvent Hugo à un chat – alors que les humains dans le besoin s’en contentent faute de mieux. Dans le langage familier, le « mou » désigne toute partie charnue du corps. Dès lors, l’expression « manger du mou » prend une connotation licencieuse assez transparente, à double sens selon qu’elle concerne un homme ou une femme. Elle s’accompagne souvent de jeux polysémiques mettant en scène un chat ou une chatte. On en trouve trace dans des paroles de rondes parodiées ou dans des légendes d’illustrations fortement suggestives. Associée ici, pour la rime, au mot « chou » dont l’usage rejoint le champ lexical du manger et celui du bas corporel dans le langage familier, la formule de Juliette file la métaphore sexuelle dans l’élan des autres évocations à double entente qui émaillent la lettre.

[3Le Théâtre de la Porte-Saint-Antoine, auquel Juliette a refusé un engagement l’année précédente.

[4En 1837, Mlle Mars a 58 ans.

[5Juliette pense peut-être au poème « À une jeune femme », que Hugo a écrit pour elle le 16 mai 1837 et qui paraîtra dans Les Rayons et les Ombres.

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