6 juin [1848], mardi, 7 h. ½ du m.
Bonjour, mon Toto, bonjour, mon pauvre gorgé d’or, bonjour. Si vous avez besoin d’un dégorgeoir je suis là et je tends mon tablier à deux mains. Ne vous gênez pas, donnez-moi un peu de la sueur du peuple et je consens à vous pardonner Mlle O... [1] En attendant je vous prie de modérer votre tendre charité pour Mlle A [2] et pour Mme J [3]. Toutes les lettres de l’alphabet ne suffiront pas pour désigner vos nombreuses protégées. Il faudra que j’aie recours aux hiéroglyphes de l’obélisque pour désigner les innombrables variétés de cocottes dont vous vous êtes constitué le coq nourricier et le galant protecteur. Pendant que vous y êtes, il me semble qu’il ne vous en coûterait pas davantage de me classer parmi vos bonnes pauvresses et de m’écrire aussi à moi des lettres tendrement philanthropiques et de me donner des rendez-vous vertueux, à domicile ou sur place, à votre choix ? Puisque vous vous êtes fait le CHAMPION de ces dames, étendez jusque sur moi votre manteau couleur de muraille afin que je profite de vos généreuses sympathies. Je vous assure que je suis aussi pauvre qu’aucune d’elle et que votre pitié n’obligera pas une ingrate. Essayez et vous verrez. Charité bien ordonnée, dit le proverbe, commence par soi-même. Moi je demande que vous finissiez par moi, ce n’est pas trop exiger il me semble.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 223-224
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
6 juin [1848], mardi, midi ¾
Plus je pense à tout ce qui se passe en ce moment à Paris, mon bien-aimé, et moins je désire le succès de ton élection [4]. Il faut laisser s’épuiser toute cette furie populaire qui ne sait ce qu’elle veut et qui n’est plus en état de distinguer le vrai d’avec le faux, le mal d’avec le bien. Quand elle sera bien lasse de tourner dans cet affreux cercle de désordre, de violence et de misère, elle reviendra demander à genoux et les mains jointes le secours des hommes purs, forts et saints qui peuvent la sauver, parmi lesquels tu es le plus pur, le plus fort et le plus saint. Je te dis cela dans la simplicité de mon cœur et sans autre prétention que celle d’une pauvre femme qui t’aime plus que la vie et qui tremble que tu ne te hasardes dans une démarche qui peut compromettre ta vie sans sauver ton pays. Aussi je fais des vœux pour que cette candidature que le dévouement et la générosité de tes sentiments t’ont arrachée ne réussisse pas. Si je suis une mauvaise patriote, je ne m’en cache pas. Mais cette fois je crois que mon cœur est d’accord avec les intérêts mêmes de la France. Ce ne serait pas la première fois que le cœur aurait plus d’esprit que la tête. Quant à moi je suis trop coutumière du fait pour que cela m’étonne. En attendant que je te voiea, je te baise de l’âme et je t’adore de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 225-226
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon]
a) « voye ».