19 février [1846], jeudi matin, 10 h. ½
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon charmant petit homme, bonjour mon Pair de France, bonjour je vous aime. Je vis avec le souvenir de la bonne journée d’hier et l’espoir de la bonne soirée d’aujourd’hui et je suis presque heureuse. Cependant tu sais quelle épine j’ai dans le pied, c’est-à-dire l’examen de cette pauvre enfant [1]. Je ne sais pas ce que je donnerais pour qu’elle fût reçue enfin aujourd’hui. Je sens tout ce qu’elle doit souffrir et je la plains de toute mon âme mais hélas ! je ne peux faire que cela, ce qui ne l’avance pas à grand-chose. Eulalie vient de partir pour l’aller chercher. Il est convenu dans le cas où tu te trouverais avec Claire, qu’on ne lui parlera pas de Ruy Blas pour ne pas lui faire un trop gros chagrin. Du reste, Eulalie qui pensait s’en aller ce soir chez elle, me supplie de lui donner l’hospitalité afin de voir Ruy Blas [2]. Ce à quoi j’ai consenti tout de suite comme tu penses bien. Seulement je crois que tu feras bien de fourrer Suzanne dans un coin quand tu viendras pour nous laisser un peu plus d’espace et d’air. Cher adoré bien-aimé, si je n’avais pas la pensée de ma fille qui me tourmente atrocement, je serais la plus heureuse des femmes par le souvenir d’hier et l’espoir que tu m’as donné pour ce soir. Je t’aime mon Toto. Je t’adore mon ravissant petit homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 171-172
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette
19 février [1846], jeudi après-midi, 4 h. ¾
Victoire ! victoire ! victoire ! ma péronnelle est enfin désensorcelée ! Elle n’a eu qu’une faute dans la dictée et rien dans la composition [3]. M. Varin assistait à l’examen. Tout s’est passé on ne peut pas mieux, cependant tout n’est pas encore fini : ce sera pour la semaine prochaine probablement. Je n’aurais rien à désirer dans ce moment-ci, mon cher adoré Toto si tu étais auprès de moi. Malheureusement le meilleur de mon bonheur me manque mais j’ai l’espoir que ce ne sera pas pour longtemps. J’espère que tu ne resteras pas à la chambre après la séance et que tu penseras à l’impatience et à l’avidité de mes petites filles [4]. Tu penses qu’elles sont très pressées de voir leur spectacle et qu’elle voudrait n’en pas perdre une goutte, elle ne le dira pas, mais c’est sous-entendu. Et moi-même, mon Toto, outre le désir et le besoin que j’ai de vous voir et de vous baiser, je serais très fâchée de perdre une parcelle de mon Ruy Blas. C’est pourquoi vous trouvant fort beau, fort gracieux, et fort intéressant il faut que vous veniez tout de suite [5]. Mais j’y pense mon Victor, comment as-tu fait pour résoudre la difficulté de la Chambre coïncidant avec l’Académie ? Tu es très capable d’avoir sauvé de Vigny [6] et tué le projet de loi de ce pauvre Cunin-Gridaine dans ce même moment. À ces yeux tu es habitué, mais moi je ne le suis pas encore à ne pas vous voir et je ne le serai jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 173-174
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette