Paris, 15 déc[embre 18]70, jeudi, midi ½
Prépare-toi, mon pauvre trop grand bien-aimé, à une série non interrompue de choses bêtes et ennuyeusesa pour ce soir. D’abord, pour commencer, je t’adore. Ensuite il pleut et il fait prussien – partout – mais ce qui complète les horreurs d’un siège, c’est l’attaque à fond des dièses, des bémols et des bécarresb inédits de l’artilleur Morel envahissant ton salon ce soir malgré l’héroïque défense de 25 ou 30 paires d’oreilles courageuses et blindées de stoïcisme devant la canonnière piano [1]. Il est convenu avec la générale Charles Hugo [2] qu’on fera tourner tous les petits-fours disponibles et qu’on lâchera les écluses chocolat et café sur l’ennemi en masse. Sans compter la flamme et le feu allumés sur toute la ligne. Tout cela n’est pas gai surtout avec la perspective de nombreuses défections dans ton corps d’armée. Je suis prévenue que trois de tes plus chers lieutenants déserteront ta table demain et après-demain avec armes et appétits et passeront à la perdrix aux choux, à la matelotec d’anguille et au gigot rôti sans vergogne mais avec force champagne frappé… de trahison. J’ai le regret d’être chargéed de ce rendu compte mélancolique qui t’embêtera peut-être encore plus que moi-même et je vous aime.
MLVH Bièvres, 130-8-LAS-VH 10 a, b et c
Transcription de Gérard Pouchain
a) « ennuieuses ».
b) « bécares ».
c) « matelotte ».
d) « chargé ».