8 mai 1856

Guernesey, 8 mai 1856, jeudi^a après-midi, 1 h. ½

Va, mon pauvre bien-aimé, amuse-toi et ne t’inquiète pas de moi car tout ce que j’ai de plus tendre et de plus doux dans le cœur te suit et te fait escorte et tâchera de rassembler sous tes yeux tout ce qui peut te plaire et devant ton âme tout ce qui peut la charmer et la reposer. Mes plus fortes grogneries ne dépassent jamais le seuil de ma porte mais en revanche mon cœur court^b toujours après toi pour te protéger contre les mauvaises chances, pour t’aimer et pour te^c bénir. Va donc sans crainte à cette promenade, mon cher adoré, et ne pense à moi que pour en être plus gai et plus heureux. Quant à moi je vais employer mon temps à t’aimer et à écrire à Brest et à Rouen [1]. Cela me forcera à profiter, dans la mesure de ma fenêtre, de l’air doux et du beau soleil. Sans cela je m’enfouirais dans ma grande ganache [2] sous prétexte des journaux et je ne lèverais pas les yeux une seule fois du côté de la mer, des arbres et des fleurs, ce qui serait stupide et malfaisant. Dans ce moment-ci la propriétaire de la grande maison se promène sur ses terrasses en examinant ses espaliers et ses pleins vent au risque de déplaire à son bon Dieu protestant qui ne permet pas qu’on regarde autre chose que la Bible et qu’on épie d’autres récoltes que celles qui se font dans LA VIGNE DU SEIGNEUR. Moi je t’aime, c’est toute ma religion.

Juliette

BnF, Mss, NAF, 16377, f. 140
Transcription de Chantal Brière

a) Le mot « dimanche » est corrigé en « jeudi ».
b) « coure ».
c) « te » est noté deux fois.