21 novembre 1873

Paris, 21 novembre [18]73, vendredi matin, 10 h. ½

Ne t’effraie pas trop, mon grand bien-aimé, du format inusité de mon gribouillis, mais j’ai tant de bonnes choses sur le cœur à te dire qu’il me semble que je n’aurai jamais assez de place pour les aligner^a dans leur ordre sur ce petit papier, fût-il assez grand pour couvrir toute la terre. Mais il faut savoir se limiter, et c’est ce que je tâche de faire tous les jours quand je te raconte mon cœur. Aujourd’hui seulement, je m’accorde double bonheur et je te prie de m’en INDULGER, comme on dit à Guernesey. Je voudrais, mon pauvre bien-aimé, ne te priver d’aucun des succès auxquels tu as tous les droits, car j’ai besoin de te sentir heureux. Autrement, à quoi bon t’aimer comme je t’aime si je t’en ôte le bénéfice ? Je passe mes jours et mes nuits à chercher la solution de ce problème : t’aimer sans te faire souffrir. J’espère avec ton aide y arriver. Je crois même que j’y suis déjà parvenue grâce à ton ineffable bonté de tout à l’heure. Mais j’ai tant peur d’une rechute que je n’ose pas encore répondre de moi tout à fait. Tout ce que je peux dire, c’est que je t’adore et que si Dieu me donnait le choix de mourir tout de suite pour t’épargner un chagrin, je le ferais avec la joie des anges dans le cœur. C’est à lui et à toi que je m’adresse pour nous rendre la paix de l’âme et pour faire que nous soyons heureux de nous aimer en toute confiance et en toute sécurité. J’espère que nous y arriverons dès aujourd’hui.

BnF, Mss, NAF 16394, f. 325
Transcription de Manon Da Costa assistée de Florence Naugrette

a) « alligner ».