6 juillet [1849], vendredi matin, 7 h.
Bonjour, mon petit homme, bonjour, mon cher amour, bonjour. Je te remercie d’être venu hier au soir. Je t’en remercie d’autant plus que tu avais plus de monde et que tu étais plus occupé. Mais tout mon bonheur s’arrête maintenant à la reconnaissance que m’inspirenta les efforts que tu fais pour faire quelques rares apparitions chez moi. Il m’est impossible, avec la meilleure volonté du monde, de me faire l’illusion d’une joie plus grande que la minute que tu me donnes, et de croire que les longs jours et les grandes nuits de bonheur reviendront jamais pour moi. D’abord, tu t’en es tellement déshabitué que tu n’en éprouves plus le besoin, et bientôt tu en auras oublié jusqu’au souvenir. Quant à moi, qui n’ai pas autre chose à faire qu’à t’aimer et à me souvenir, je m’acquitte de ce devoir avec un scrupule, une ponctualité et une vivacité qui ne font qu’augmenter tous les jours, ce qui rend le contraste de mon délaissement encore plus grand et plus triste. Pourtant, je ne t’accuse pas, mon adoré, je n’accuse que ta supériorité qui te rend nécessaire pour tout et à tous. J’accuse les seize ans et demi [1] qui font la haie entre ton cœur et le mien et tiennent ton amour à une distance infranchissable pour mon bonheur. J’accuse tout et tout le monde, et moi plus que tout le monde et tout de n’avoir pas su rester jeune, belle et charmante pour te plaire plus longtemps. Je m’en veux de n’avoir pas su conserver la beauté de mon visage, et je me fais un crime de vivre pour t’imposer un amour que tu ne comprends plus et qui doit te paraître ridicule en attendant qu’il te fasse horreur.
Juliette
Harvard
a) « inspire ».
6 juillet [1849], vendredi midi.
Eh bien ! mon cher petit homme, quand pensez-vous être prêt ? Je parie pour deux heures. Nous verrons si je me trompe. Je consens à payer une amende si vous ne venez qu’à trois heures parce que ce sera ma faute et qu’il ne m’en coûtait pas davantage de dire cette heure-là plutôt que l’autre puisqu’il y a plus de probabilité. Cela ne m’empêchera pas d’être sous les armes à heure ditea. C’est une faction à laquelle je me suis habituée bon gré mal gré, trop heureuse quand elle ne dégénère pas en une mystifiante et humiliante corvée. Cher bien-aimé, je ne sais pas pourquoi tu veux que je te remetteb tous les jours mes stupides et uniformes gribouillis qui doivent te faire le même plaisir que me font les aboiements continus du gros chien d’en face. C’est inutile, c’est toujours la même chose, mais c’est odieusement agaçant. À ta place, je me priverais de ce plaisir à rebrousse-poil et je laisserais Juju aboyerc dans le vide en me bouchant les yeux et les oreilles. Le jour où tu viendras d’assez bonne heure, j’irai à l’exposition pour voir la machine de ce pauvre homme [2]. Jusqu’à présent cela ne m’a pas été possible parce que l’exposition ferme à quatre heures. Tu penses que rien ne me serait plus égal que de ne pas voir ce musée de mousseline, de laine, de coton, ces clysoirs [3] perfectionnés et autres pratiques de la chimie, si ce n’était le service à rendre à ce brave homme. Maintenant, baise-moi et tâche de ne pas me faire payer l’amende volontaire à laquelle je me suis exposée.
Juliette
Harvard
a) « dites ».
b) « remettes ».
c) « aboier ».