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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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27 septembre 1845, samedi matin, 8 h.a

Bonjour, cher bien-aimé, bonjour, mon âme, bonjour, ma vie, bonjour, mon Victor adoré, comment vas-tu ? La journée d’hier [1] ne t’a pas fatigué j’espère ? Je n’ai pensé que lorsque tu me l’as dit qu’il t’était défendu de marcher longtemps, mais cela ne t’aura pas fait de mal, n’est-ce pas mon Victor chéri ? Quant à moi, je ne sentais pas la fatigue. Il me semblait que j’avais des ailes. J’aurais voulu mettre mes pieds dans tous les sentiers que nous avions parcourus ensemble il y a onze ans [2], baiser toutes les pierres du chemin, saluer toutes les feuilles des arbres, cueillir toutes les fleurs des bois, tant il me semblait que c’était les mêmes qui nous avaient vu passer ensemble. Je te regardais, mon Victor adoré, et je te trouvais aussi jeune, aussi beau, encore plus beau même, qu’il y a onze ans. Je regardais dans mon cœur et je le retrouvais plein d’extase et d’adoration comme le premier jour où je t’ai aimé. Rien n’était changé en nous et autour de nous. C’était le même amour ardentc dévoué, doux et triste dans nos cœurs. C’était le même soleil d’automne et le même ciel sur nos têtes. C’était la même image dans le même cadre. Rien n’en avait été changé depuis onze ans. J’aurais donné dix ans de ma vie pour être dix minutes seule dans cette maison qui depuis dix ans a gardé si pieusement notre souvenir. J’aurais voulu emporter la cendre du foyer, la poussière du plancher. J’aurais voulu prier et pleurer là où j’avais pleuré et prié. J’aurais voulu mourir d’amour à la place où tant de fois j’avais reçu ton âme dans un baiser. Il m’a fallu faire sur moi des efforts surhumains pour ne pas faire de folies devant cette jeune fille qui nous montrait si indifféremment cette maison que j’aurais voulu acheter au prix de la moitié de ce qui me reste à vivre. Enfin, grâce à la profonde ignorance où elle était de nous, elle ne s’est doutée de rien et nous avons pu emporter chacun une petite relique de notre bonheur passé. Quand je mourrai, je veux qu’on les enterre avec moi.
Cher bien-aimé, est-ce que tu as travaillé longtemps cette nuit ? Ce serait bien imprudent après la fatigue que tu avais eued dans la journée. Aujourd’hui il faudra être très prudent et ne pas marcher beaucoup. Je serai très féroce aujourd’hui. Ma passion d’antiquaire ne me fera pas oubliere, comme hier, que tu es encore convalescent et que tu ne dois presque pas marcher. Et vous m’obéirez parce que les Toto doivent toujours obéir aux Juju. Vous savez cela. Baise-moi, mon Victor adoré, et sois béni de Dieu pour tout le bonheur que tu me donnes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 324-325
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud]

a) « 1845 » a été rajouté sur le manuscrit par une main différente de celle de Juliette.
b) « armour ardent ».
c) « elle ne s’est douté ».
d) « tu avais eu ».
e) « oublié ».


27 septembre [1845], samedi, midi ¾

Je te dois cette petite lettre depuis avant-hier soir, mon bien-aimé, je ne te l’ai pas rendue hier soir parce que j’avais le cœur gonflé de trop de choses. L’âme a des courbatures comme le corps et la mienne hier succombait sous le poids des émotions que je venais d’éprouver en revoyant cette chère petite maison [3] et tout l’immense et ravissant paysage qui avait vu mon amour. Je me suis couchée tout de suite quand tu as été parti et je me suis endormie dans ta pensée et dans nos souvenirs de onze ans. Ce matin je t’ai écrit une grosse lettre de divagations sur la journée d’hier. J’étais encore sous l’impression du bonheur plein de mélancolie et de regret que j’avais ressenti hier en retrouvant tous ces beaux endroits comme si nous ne les avions quittésa que de la veille. Quelle journée, mon Victor ! En quelques heures j’ai revécu les quatre mois que nous avons passés ensemble à deux époques différentes [4]. C’était les mêmes battements de cœur, les mêmes chants d’oiseaux, les mêmes extases et le même soleil, le même amour loyal, fidèle et dévoué. Nos cœurs étaient comme le ciel et comme la nature, ils n’étaient pas changés. Je ne connais pas l’état de fortune des héritiers Pernot [5], mais j’avoue que j’ai l’égoïsme, quel qu’il soit, de désirer qu’ils ne trouvent ni à louer, ni à vendre notre chère petite maison jusqu’au moment où je mourraib. C’est peut-être très mal le souhait que je fais là et pour en modifier un peu la méchanceté, je me souhaite d’avoir le moyen de l’acheter avant qu’on ait pu la profaner. En attendant, cher bien-aimé, je voudrais bien que tu viennes. Il est déjà une heure ¼ et tu n’es pas encore venu. Dépêche-toi. Justement, te voici. Quel bonheur !!!

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 326-327
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « quitté ».
b) « je mourerai ».

Notes

[1Le 26 septembre, Victor Hugo et Juliette Drouet se sont rendus dans la vallée de la Bièvre pour revoir la maison des Metz où Juliette séjourna du 31 août à début novembre 1834 et du 9 septembre au 13 octobre 1835.

[2Le deuxième et dernier séjour aux Metz a eu lieu en septembre 1834.

[3Le 26 septembre, Victor Hugo et Juliette Drouet se sont rendus dans la vallée de la Bièvre pour revoir la maison des Metz où Juliette séjourna en 1834 et 1835.

[4Du 31 août à début novembre 1834 et du 9 septembre au 13 octobre 1835, Juliette Drouet séjourne dans la vallée de la Bièvre. Victor Hugo était aux Roches, chez les Bertin et Juliette Drouet à quatre kilomètres de là, aux Metz.

[5M. Pernot, employé au ministère de la Guerre et maire de Vaugirard depuis 1831, était le propriétaire de la maison où séjourna Juliette en 1834 et 1835. En 1845, la maison est alors à vendre. Victor Hugo proposera à Juliette Drouet d’acheter la maison, mais elle refusera.

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