16 novembre [1842], mercredi soir, 5 h. ½
Voici la nuit close et je ne vois pas beaucoup de Toto à la fois. Je ne sais pas s’il est aussi invisible à tout le monde qu’il l’est pour moi, j’en doute. Que deviens-tu, mon adoré ? J’ai dans la pensée que tu es au théâtre sinon pour la lecture [1], au moins pour y faire acte de présence et pour y prendre pied. Je suis toute inquiète et toute malheureuse en pensant à cette nécessité. Je crains tout et j’ai bien d’autres craintes et les petites histoires que j’ai apprises tout à l’heure de cette affreuse boutique ne sont pas faites pour me rassurer. Peut-être les savais-tu déjà et ne me les as-tu pas dites, pour ne pas m’effrayer ? Je saurai cela tout à l’heure, car j’espère toujours te voir. Il n’y a que moi au monde pour ne pas perdre l’espérance et le courage depuis si longtemps que je les mets à toute sauce. Le Dabat est venu avec tes souliers et il reviendra lundi avec tes bottes. Quant au tapissier, je n’en entends pas parler. J’ai eu la mère Ledon, c’est elle qui m’a raconté les nouvelles en question. Tu verras si je dois voir tranquillement tes accointances avec le Théâtre Français et les toupies [2] qui en font le plus bel ornement. J’ai le cœur plein de pressentiments tristes, mais Dieu sait si je suis femme à être indignement sacrifiée à n’importe quelle prison, eût-elle un diadème de carton ou de diamants fins. D’y penser seulement, j’ai la rage dans le cœur. Tu ne viens pas, tu travailles toujours, mais à ce compte là, mon ami, avec la fécondité abondante que tu as, tu devrais faire jouer dix pièces par an et publier vingt volumes. Il est probable que ce travail sans relâche cache quelque horrible trahison que je découvrirai un de ces jours. Hélas, j’en ai plus peur qu’envie et c’est avec cette crainte dans le cœur que je compte les minutes qui s’écoulent entre chacune de tes rares apparitionsa et l’autre. Je suis bien malheureuse et je ne souhaite pas ma vie à ma plus cruelle ennemie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 225-226
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « apparition ».